Musiques traditionnelles hongroises; influence et omniprésence d’un don dévastant

En passant

« Festival de Budapest » (Inrockuptibles)

30/11/1997 | 01h01

Le bon sauvage. Iván Fischer renouvelle avec une énergie insoupçonnée tout un pan de la musique d’Europe centrale. Du coup, Liszt, Bartók ou Kodály réapparaissent parés d’une fraîcheur virginale. Un traitement grisant que le jeune chef d’orchestre hongrois applique également avec succès à Wagner et Strauss, qu’il dirige en concert à Paris, à la tête de l’Orchestre du Festival de Budapest.

De taille plutôt modeste, il ne fait pas de grands gestes et parle d’une voix claire, sans élever le ton. Iván Fischer pourrait se confondre avec un membre de son orchestre (celui du Festival de Budapest) dans l’agitation fébrile qui toujours précède les quelques minutes avant l’entrée en scène, sans ce détail qui dévoile sa personnalité : juste le regard, des yeux d’un bleu translucide, vif et éclatant. Encore inconnu, le jeune chef d’orchestre hongrois fondait voici une dizaine d’années avec le pianiste Zoltán Kocsis l’Orchestre du Festival de Budapest ­ le premier orchestre autogéré de Hongrie ! ­ et enregistrait, avec un certain succès, l’intégrale des œuvres pour piano et orchestre de Béla Bartók. Une première venue en France à Paris, en 1990, avec son orchestre permit d’apprécier ses qualités de chef en concert, qui se confirmaient cinq ans plus tard, lors d’une nouvelle tournée parisienne, à l’occasion d’un festival Bartók. Violoncelliste à l’origine, Fischer a perfectionné sa direction d’orchestre à Vienne auprès de Hans Swarovsky et à Salzbourg avec Nikolaus Harnoncourt, dont il fut l’assistant à l’Opéra de Zurich en 1977. Son orchestre, depuis peu constitué de musiciens permanents (1992), est basé à Budapest, dans la Salle du Festival, l’un des hauts lieux de la ville, richement décoré dans l’esprit des palais viennois et doté d’une acoustique exceptionnelle. A midi pile, en ce début du mois de janvier, le chef et son orchestre organisent une master class où sont conviés tous ceux qui veulent écouter de la musique et quelques explications : “J’aime beaucoup ces répétitions publiques, parce qu’on y voit des gens qui ne viendraient pas habituellement au concert, le soir. Le public est mélangé, il est constitué notamment d’étudiants, de lycéens ou de retraités souhaitant un accès plus facile à la musique par le biais d’une brève présentation ou un éclairage précis sur une particularité de l’œuvre jouée. Je ne fais pas ça dans l’esprit de Leonard Bernstein à Carnegie Hall ; ce n’est pas un cours ou une lecture professorale de la partition, mais plutôt quelques idées, qui sont les miennes, et que j’essaie de développer.”

Pour expliquer de quelle manière Franz Liszt avait été influencé par la musique populaire hongroise, Iván Fischer n’a pas hésité à demander à des musiciens tsiganes de venir jouer sur scène parmi les instrumentistes de son orchestre. Liszt appréciait la générosité musicale des tsiganes, qui recomposaient entièrement les airs populaires de l’époque avec une virtuosité frénétique qui n’excluait pas un sens de la profondeur. Aussi, pour Fischer, “lorsque Liszt compose ses Rhapsodies hongroises, c’est une manière “d’enregistrer” le style tsigane, de le fixer sur une partition, avec cette virtuosité légendaire. Lorsqu’on est un musicien “classique”, on ne peut que suivre le plus précisément possible les indications rythmiques de Liszt ; mais qu’en est-il du style véritable de cette musique, de son essence naturelle ? C’est pour cette raison que j’ai souhaité interpréter en concert une Rhapsodie de Liszt avec l’un des plus fameux orchestres tsiganes de Budapest, que l’on peut également écouter le soir dans différents restaurants. Ainsi, je pense qu’avec ces musiciens tsiganes dans l’orchestre, on a saisi en partie ce que Liszt a pu entendre près de cent cinquante ans auparavant.”

L’influence de la musique populaire hongroise est immense en Europe, au tournant du siècle, en particulier chez Claude Debussy. Le compositeur et pédagogue hongrois Zoltán Kodály fréquentait Debussy et en retour, avec un autre musicien hongrois, Béla Bartók, ils ont été attirés tous deux par les harmonies nouvelles de Debussy : “Chez Bartók, c’est particulièrement sensible dans ses œuvres composées jusque dans les années 10. A partir du ballet Le Prince de bois, terminé en 1917, son écriture évolue et se tourne vers des coloris plus secs, nettement influencés par le folklore populaire, avec une âpreté qui l’éloigne de Debussy. C’est drôle, parce que la personnalité de Bartók est tellement différente de celle de Debussy ou celle de Maurice Ravel… Il était si réservé, si timide et d’un tel sérieux qu’il n’avait probablement aucun sens de l’humour. Bien sûr, je ne l’ai pas connu, mais je ne peux pas imaginer Bartók souriant ! Je l’entends dans sa musique, qui peut être parfois très joyeuse, mais sans humour. Regardez, au moment des persécutions nazies, il était totalement désemparé : “Dois-je rester en Hongrie ? Dois-je fuir en Amérique ?” Finalement, il s’est exilé aux Etats-Unis et là, il est devenu triste, taciturne. Bien sûr, sa situation n’était pas facile, il ne comprenait pas la langue et a dû s’astreindre à une discipline de fer pour résister à la pression environnante ; et à ce drame personnel s’ajoutait le fait qu’il communiquait difficilement par la parole.”

La richesse du folklore d’Europe centrale est telle ­ “C’est une véritable mine d’or” ­ qu’Iván Fischer n’a que l’embarras du choix lorsqu’il dirige une partition classique inspirée par la tradition, qu’elle soit d’origine hongroise, roumaine, tchèque, polonaise ou slovaque : “Pour moi, la question essentielle dans un tel répertoire est celle du rubato, pouvoir accélérer ou ralentir certaines notes de la mélodie, tout en conservant le rythme indiqué. Il faut pouvoir conserver cette liberté.” Cette approche originale et cette liberté dans sa direction d’orchestre sont totalement convaincantes dans des œuvres inscrites récemment au répertoire de l’Orchestre du Festival de Budapest : Le Mandarin merveilleuxLe Prince de bois et le Divertimento de Bartók, et la Faust symphonie de Liszt. Dans Le Prince de bois, dont il est le seul chef à jouer la version intégrale du ballet, estimant que la partition est d’une qualité exceptionnelle dans sa totalité, Fischer n’a pas son pareil pour restituer à l’orchestre le sentiment de la nature et l’immensité de cette forêt, sa puissance imposante et ses dimensions surnaturelles ­ la forêt respire au rythme du vent, investie de forces étranges. Ce sens du fantastique, restitué avec exaltation par le chef d’orchestre, est parcouru sans cesse, comme pour Le Mandarin merveilleux, de danses bigarrées qui s’ébrouent, goguenardes ou suaves. Bartók savait si bien transcender en musique le sentiment de la nature que dans l’une de ses dernières lettres, “il demandait à l’un de ses amis, qui vivait dans une région des Etats-Unis éloignée de la sienne, s’il voulait bien transcrire musicalement à son intention le bruit des ailes du colibri et en calculer mathématiquement la fréquence et le nombre de battements… C’était son côté enfantin, à la fois d’une précision absolue et d’une fantaisie incroyable, pour restituer de façon réaliste et quasi analytique la nature. Dans le mouvement lent de son 3ème concerto pour piano, j’entends distinctement le bruit de la forêt et le vent qui frôle imperceptiblement les feuilles des arbres. De même, dans sa Cantate profane Les Cerfs enchantés, la parabole de ces cerfs qui préfèrent boire l’eau claire des forêts plutôt que revenir à leur nature humaine originelle symbolise l’esprit d’absolu de Bartók, qui a toujours préféré la nature à la société, les bois à la ville.”

Heureusement pour nous, Iván Fischer n’est pas aussi farouche que son illustre compatriote. Il a appris à sortir de la forêt, il aime communiquer, s’adresse volontiers aux autres et par-dessus tout renouvelle avec un réalisme et une crudité salutaires et magnifiques l’interprétation de plus d’une œuvre d’Europe centrale.