Festival « Sziget » de Budapest ; du multiculturalisme à la pluridisciplinarité

Humeur du moment

Un Hongrois « citoyen cosmopolite »

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Un « Sziget » (île) Européen sur terre Hongroise

 

Connu pour sa diversité, et fréquenté par un grand nombre de français depuis sa création, le Festival Sziget en 2012 est enfin nommé « Meilleur grand festival européen ».[1] La recette originale ? Une programmation hétéroclite pour un public international, mais surtout Européen. Grâce à une stratégie communicationnelle plus qu’efficace, ce festival devenu prestigieux déclenche l’attirance des publics des pays entourant (voisin de la Hongrie), mais aussi celle d’autres pays, possédant une culture de festival en particulier (et des moyens financiers que cela nécessite). Comme entre outre, la France.

Sans surprise, les Français sont uns des plus grands précurseurs du Sziget en dehors de la Hongrie ! Ouverts et motivés pour ce genre de festival de musique grandiose (Il suffit de penser au Solidays, Printemps de Bourges ou Festival des Inrocks), ils ont aussi l’avantage d’avoir la possibilité d’avoir à disposition un camp spécialement mis en place pour eux, appelé « French Camping ». Année après année, plusieurs milliers de citoyens français franchissent la frontière Hongroise, pour passer « une semaine de folie NON-STOP », ou comme le disent les créateurs de l’évènement : des « Festivacances ».[2]

 

Passer ses « Festivacances » au cœur de la capitale Hongroise

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Qu’entend-on exactement par l’expression ? Celle-ci est censée dévoiler des vacances festivalières, effaçant tous les clivages possibles entre les différentes langues, nationalités, cultures etc. Ecouter de la « bonne musique » dans une île appelée « L’île de la liberté »[3] durant une semaine en toute paix…Cela n’est qu’une image utopiste, qui nous renvoie vers l’idée d’un nouveau Woodstock « à la Hongroise ». Ambitieuse et imaginative, cette idée ne tiendrait pas sa place dans notre réalité.

L’imbrication entre vacances et festival reste un concept avant-gardiste, qui soutient tout simplement la théorie de la mondialisation des loisirs, dont la musique, où « tout va très vite ».

En même temps, que notre participation soit passive, ou comblée d’une énergie dévastatrice, chacun a le moyen de trouver ce qui lui convient le plus, en termes de genre et d’intensité musicale.

Le « Sziget », proposant 12 h de musique « live », et 24/24h de musique pendant sept jours doit trouver son originalité dans l’abondance de la diversité des genres musicaux…et humaine ?

Selon le devis retrouvé sur le site du festival, le « Sziget » se justifie de manière suivante;

« Depuis 1993, pendant 20 ans le Sziget est devenu un symbole de la solidarité et de pluriethnicité. Il défend les droits de l’Homme et la justice sociale. La Scène Tsigane, par ailleurs, est dirigée par une française depuis toujours. » 

Solidarité et pluriethnicité ? Soit ! Mais qu’il soit protecteur des droits de l’Homme et de la justice sociale ?  Cela laisse des doutes.

Malgré l’excellente l’initiative d’attribuer  des scènes spécialement destinées à des musiques « minoritaires »[4], même le « Plus Grand Festival de Musique d’Europe » n’aurait pas la force de combattre les idéologies.   Ou bien, s’agirait t-il d’une lutte symbolique, jouée « à travers les musiques » tzigane, juive et autre ?

Certes, la musique possède d’une manière globale, une force d’influence insaisissable sur des gens, surtout quand il s’agit des chansons (politiquement ou socialement) engagées.

Le « Sziget », ayant profité de cet véritable avantage musical, a réalisé de nombreuses actions solidaires afin de contrebalancer des effets négatifs et discriminatifs qui entourent la société Hongroise (mais pas seulement) depuis de longues années. Ce qui contribue certainement à son succès qu’il enchaine depuis vingt ans déjà. En parallèle, le racisme et les faits divers discriminatifs se multiplient sans cesse en Hongrie. Il  suffit d’ouvrir quelques pages dans « Le Monde » ou « Le Figaro » (côté français), mais aussi dans d’autres supports de presse internationaux, comme le british « The Gardian ».

Or, les publics « touristes » du « Seigeth», attristés mais toujours intéressés ne se laissent pas  décourager. Puisqu’que l’édition 2013 fêtera sa vingtième année d’existence, ce qui signifierait que malgré toutes les difficultés (financières et organisationnelles) rencontrées au fil du temps, ce festival pouvait accompagner toute une génération de public « intereuropéen »  dans son « chemin d’acculturation », en lui apportant d’innombrables expériences et connaissances musicales.

Sous forme « Des énormes concerts dans tous les styles », le festivalier du Sziget écoute aussi bien de la  Pop, du  Rock, de l’  Électro et du Métal, que la musique des  Balkans, des  Tsiganes, du  Hip Hop  et de l’Underground.  Sans oublier bien sur le blues, le jazz, les musiques afro-américaines, le  Folklore  ou le Reggae.

La liste est infinie, et si jamais nos oreilles ne seraient plus capables d’accueillir des notes de musique, le « Sziget » propose également des animations diverses : jeux, peinture, yoga, gastronomie, cabarets, fanfares ambulantes, et des activités sportives pour ceux qui tiennent encore la forme après des journées-concerts méga-marathoniennes.

Sziget dans l’ombre de la victoire/Une « victoire secondaire » ; « European Festival Award 201 3 »

 

« Le « European Festival Awards » de cette année a vu un taux de participation record des fans de festival supportant leurs événements préférés. Un total de 1 millions de votes, à travers 49 pays européens ont été comptabilisés. Le Sziget et le Balaton Sound Festival font partis des festivals toujours en liste. »

Tels étaient des informations communiquées sur le site de l’évènement, avant que le résultat du concours soit publié. Les festivals « Balaton Sound » et le « Sziget », étant les plus grands concurrents de toutes les organisations festivalières en Hongrie.

Alors que l’année dernière 2012 voyait émerger « Sziget, The Winner » sans le moindre étonnement, l’an suivant 2013 nous a amené l’effacement de cette image pompeusement victorieuse.  Malgré les un million de vote, et la participation de 49 pays, le « Sziget » devait céder sa place (pourtant auparavant bien méritée) au Festival de Balaton Sound. Faute de….quoi donc ?

Avant de se lancer dans la devinette, regardons d’abord ce que l’équipe du festival affirme sur leur création :

« Le Sziget est le point de rencontres de 400 000 festivaliers venus de 61 pays différents réunis par le même amour de la musique et un esprit libertaire. Avec ses 200 spectacles quotidiens pendant une semaine entière ses 50 scènes, ses 400 concerts, sa diversité musicale et ses très nombreuses activités et animations, 1000 au total, c’est un endroit de fête unique. »

Un « endroit de fête unique » ? Possible. Mais à QUEL PRIX ?

Il est évident qu’une augmentation des prix d’entrée est nécessaire, afin de contrer le  processus irréversible de l’inflation. Mais quand même…appliquer une politique tarifaire inadaptée au porte-monnaie du public local Hongrois est complètement contradictoire avec le crédo que le Sziget s’est fabriqué sur la solidarité…

Faisons un court historique comptable récemment établi! Alors que l’an 2008  voit encore exister une réduction de prix pour les étudiants hongrois, le Sziget à cette période-là commence déjà à se mêler dans la crise financière…ce qui signifie 50% de perte des ventes. Après, en 2009, les choses tournent en faveur des organisateurs, et le Sziget bat un nouveau record sur la fréquentation : récoltant un bénéfice total d’environ 100 millions HUF (372 000 €).

Ensuite, 2010 signifie une année cruciale dans le processus de déclin. Puis, en 2011-2012,  le Sziget est déjà en pleine crise. Conséquence ; une caisse vide et un niveau de programmation plus bas. D’autant plus que certains artistes invités même à leur invitation….

Prédire que deviendra l’édition 2013 reste quasiment impossible. Les organisateurs comptent en grande partie sur les « habitués » du festival, qui y retourne année après année. Et aussi sur Nick Cave, qui pourrait (ou pas) mobiliser un public composé d’anciennes générations (ou des « ex-festivaliers »), qui est apte à payer des « fortunes » (dans une optique de crise) pour revivre ses jeunes années.

Mais sans blague et Nick Cave, la question de l’argent ne serait pas la seule problématique récemment apparue. Car le public actuel remarque qu’en parallèle de l’augmentation des prix, l’offre artistique s’est visiblement restreint depuis les 2-3 dernières années. Payer plus pour une qualité musicale moindre ? Malgré tout fanatisme possible à témoigner vis-à vis des festivals, un public averti, ou qui a au moins un peu de « spiritus musicus », finira par se tourner vers d’autres évènements plus « humanitaires ». Ce qui signifierait tout de même un adieu douloureux pour les anciens fans.

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Impressions « savantes » par des professionnels de la culture

 

Malheureusement, un état des lieux minutieusement élaboré nous fait comprendre que le « Sziget » est devenu aujourd’hui « l’île des régressions musicales et financières ».

Il est sur et certain que ses prix sont de moins en moins adaptés à un public d’étudiants. Ces derniers avaient auparavant une réduction sur tous les billets d’entrées, s’ils faisaient leurs études en Hongrie. Depuis quelques années, ils paient les mêmes tarifs que leurs concitoyens travailleurs-employés. Et ne parlons même pas de ceux, qui venant de l’étranger traversent des pays. Venir écouter des « petits groupes inconnus» (à part quelques grands noms affichés chaque année), ne donne pas forcément envie de participer. Surtout que le futur festivalier veut être rassuré, en croyant à la venue d’une programmation de qualité pour le prix que le Sziget vaut actuellement.

Un public « plein de réalisme » (même quand il s’agit des « habitués ») ne trouve certainement pas de plaisir en une dépense de… 300-400 euro ! Comptons déplacement (billet de train ou d’avion dans le meilleur des cas), frais de camping, alimentation…Les formules « françaises » (comprenant à la fois le prix d’entrée, du camping et du déplacement) sont certes, très tentantes, mais loin d’être suffisante de nos jours. Car non seulement l’édition du festival, mais aussi la crise continue à exister.  En Hongrie, comme en France. Donc, mélomanes festivaliers Français, vous ferez mieux de chercher un job d’étudiant pour les vacances, si vous souhaitez joindre « l’île de la Liberté » ![5]

Deuxièmement, à la  vue des noms d’artistes de la programmation actuelle 2013, on aura l’illusion trompeuse qu’on en connait aucun ; à l’ exception de quelques-uns assurant le « coche » de la prochaine programmation. On parle notamment des Franz Ferdinand, de Mika, du groupe de rock  connu Blur, et pour honorer les 20 ans du festival, Nick Cave. Enfin, au moins un grand nom prestigieux…

Sincèrement, ne s’agirait t-il pas plutôt d’une baisse de qualité de programmation ? D’après certains critiques (chers collègues étranger et hongrois, que je vous remercie de votre honnêteté !), les programmateurs de l’évènement ont tendance à inviter des artistes plus internationaux mais moins « connus » qu’avant, ce qui fait fortement baisser l’intérêt porté pour le Sziget. Considéré en Hongrie pendant longtemps, comme « le Festival » par excellence.


Pour une promotion des musiques (et des musiciens) Hongrois !

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Ce qui est quand même à apprécier, c’est l’engagement du Sziget dans la promotion des musiciens et des musiques hongroises. Le répertoire populaire dit « local » n’étant pas suffisamment exploité, les concepteurs du festival ont décidé (il y a quelques années) de mettre en place un évènement particulier au sein de la programmation habituelle.

Cette série de concerts (Se déroulant traditionnellement le jour « 0 » ou « 1 » du festival) est entièrement consacrée aux concerts des groupes de musique hongrois, qui-indépendamment de leur niveau de reconnaissance-ont tous besoin d’un coup de main, afin de s’épanouir musicalement, en tant qu’artiste. Appelé « Le jour de la chanson Hongroise » (« A Magyar Dal Napja » en Hongrois), ce programme connait une popularité éminente, voire « popularisante ».

C’est une occasion excellente pour les parents de revivre leur jeunesse, mais aussi aux plus jeunes générations de connaitre les « anciennes-nouvelles » chansons des musiciens de leur propre pays. Ces dernies étant-malgré toutes les actions promotionnelles-toujours marginalisés par rapport aux musiciens hongrois et étrangers qui chantent en anglais…Que cela soit en rapport avec le décret du gouvernement sur la définition de la musique Hongroise, il n’y a aucun doute. Selon cette redéfinition, seules les chansons écrites en langue hongroise sont reconnues en tant que « musiques Hongroises ». Au même titre, des musiciens chantant en langue étrangère (ce qui est l’Anglais le plus souvent) ne sont pas des artistes Hongrois, malgré leur nationalité et des papiers officiels qui l’attestent…

Totalement discriminatif, ce décret déclenche toute une avalanche, provoquant un des plus grands scandales culturels de la Hongrie pendant ces derniers temps. Nombreux sont des artistes qui ont signé la pétition écrite pour le modifier, mais le décret reste, et les musiciens discriminés (ou « discrédités » plutôt, sur le plan socioculturel) continuent à se battre pour leur droit de reconnaissance…en vain !

Accusons donc…la politique culturelle actuelle ? On sait depuis le changement du régime en Hongrie (1988) que les subventions publiques pour la culture ont quasiment cessé d’exister. L’écho d’une politique extrémiste du parti de droite (actuellement au pouvoir) nous a également atteint. Pourtant, politique oppressive ou politique en marche, le Festival Sziget continue à exister, d’autant plus qu’en 2013, les festivaliers fêteront sa 20ème année d’existence. Toujours au nom de la solidarité. Ce qu’on comprend déjà mieux, en tenant en compte du poids de l’initiative «La Journée de la Chanson Hongroise ».

Il restera toutefois « Un festival qui ravit surtout les étrangers. ». Mais un festival  qui a aussi pour vocation  d’essayer de combattre la « morosité des Hongrois ». Cette tentative étant ambitieuse, la situation s’explique mieux si on met en considération la descente du niveau de vie des « magyares ».  Autrement, comment combattre cette morosité en plein milieu de la crise de la démocratie nationale ?

Car il est plus que probable que les habitants de la Hongrie soient occupés par des problèmes existentiels et par des questions sur la politique actuelle. Cette dernière rend apparemment les choses (en culture en tout cas) de plus en plus difficile…

Quelque soit la « vérité Hongroise »,  le rapport du Sziget Festival avec la politique hongroise n’est pas entièrement claire.  Cependant une chose est déjà prouvée ; l’évènement offre au public (hongrois et étranger) une diversité culturelle extraordinaire.

Ouvert à toutes les générations et les nationalités, le Sziget propose chaque année une multitude de programmes musicaux, dans un concept original et unique ; promouvoir une programmation pluridisciplinaire et musicalement enrichissante pour un public cosmopolite.  Voilà ce qui a permis de créer « la Tradition-Sziget » ! A tenter absolument, au moins une fois dans sa vie. En tout cas, pour des mélomanes festivaliers, munis de « réserves naturelles, financières ». Ouverture d’esprit compris dans le prix.

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Ambiance de Sziget  (2012) par le groupe de Ska Hongrois, « Pannonia Allstars Orchestra ». La citation des motifs typique de musique traditionnelle Hongroise, ainsi que le drapeau Français dans la fosse y sont bien retrouvable.

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Musiques traditionnelles hongroises; influence et omniprésence d’un don dévastant

En passant

« Festival de Budapest » (Inrockuptibles)

30/11/1997 | 01h01

Le bon sauvage. Iván Fischer renouvelle avec une énergie insoupçonnée tout un pan de la musique d’Europe centrale. Du coup, Liszt, Bartók ou Kodály réapparaissent parés d’une fraîcheur virginale. Un traitement grisant que le jeune chef d’orchestre hongrois applique également avec succès à Wagner et Strauss, qu’il dirige en concert à Paris, à la tête de l’Orchestre du Festival de Budapest.

De taille plutôt modeste, il ne fait pas de grands gestes et parle d’une voix claire, sans élever le ton. Iván Fischer pourrait se confondre avec un membre de son orchestre (celui du Festival de Budapest) dans l’agitation fébrile qui toujours précède les quelques minutes avant l’entrée en scène, sans ce détail qui dévoile sa personnalité : juste le regard, des yeux d’un bleu translucide, vif et éclatant. Encore inconnu, le jeune chef d’orchestre hongrois fondait voici une dizaine d’années avec le pianiste Zoltán Kocsis l’Orchestre du Festival de Budapest ­ le premier orchestre autogéré de Hongrie ! ­ et enregistrait, avec un certain succès, l’intégrale des œuvres pour piano et orchestre de Béla Bartók. Une première venue en France à Paris, en 1990, avec son orchestre permit d’apprécier ses qualités de chef en concert, qui se confirmaient cinq ans plus tard, lors d’une nouvelle tournée parisienne, à l’occasion d’un festival Bartók. Violoncelliste à l’origine, Fischer a perfectionné sa direction d’orchestre à Vienne auprès de Hans Swarovsky et à Salzbourg avec Nikolaus Harnoncourt, dont il fut l’assistant à l’Opéra de Zurich en 1977. Son orchestre, depuis peu constitué de musiciens permanents (1992), est basé à Budapest, dans la Salle du Festival, l’un des hauts lieux de la ville, richement décoré dans l’esprit des palais viennois et doté d’une acoustique exceptionnelle. A midi pile, en ce début du mois de janvier, le chef et son orchestre organisent une master class où sont conviés tous ceux qui veulent écouter de la musique et quelques explications : “J’aime beaucoup ces répétitions publiques, parce qu’on y voit des gens qui ne viendraient pas habituellement au concert, le soir. Le public est mélangé, il est constitué notamment d’étudiants, de lycéens ou de retraités souhaitant un accès plus facile à la musique par le biais d’une brève présentation ou un éclairage précis sur une particularité de l’œuvre jouée. Je ne fais pas ça dans l’esprit de Leonard Bernstein à Carnegie Hall ; ce n’est pas un cours ou une lecture professorale de la partition, mais plutôt quelques idées, qui sont les miennes, et que j’essaie de développer.”

Pour expliquer de quelle manière Franz Liszt avait été influencé par la musique populaire hongroise, Iván Fischer n’a pas hésité à demander à des musiciens tsiganes de venir jouer sur scène parmi les instrumentistes de son orchestre. Liszt appréciait la générosité musicale des tsiganes, qui recomposaient entièrement les airs populaires de l’époque avec une virtuosité frénétique qui n’excluait pas un sens de la profondeur. Aussi, pour Fischer, “lorsque Liszt compose ses Rhapsodies hongroises, c’est une manière “d’enregistrer” le style tsigane, de le fixer sur une partition, avec cette virtuosité légendaire. Lorsqu’on est un musicien “classique”, on ne peut que suivre le plus précisément possible les indications rythmiques de Liszt ; mais qu’en est-il du style véritable de cette musique, de son essence naturelle ? C’est pour cette raison que j’ai souhaité interpréter en concert une Rhapsodie de Liszt avec l’un des plus fameux orchestres tsiganes de Budapest, que l’on peut également écouter le soir dans différents restaurants. Ainsi, je pense qu’avec ces musiciens tsiganes dans l’orchestre, on a saisi en partie ce que Liszt a pu entendre près de cent cinquante ans auparavant.”

L’influence de la musique populaire hongroise est immense en Europe, au tournant du siècle, en particulier chez Claude Debussy. Le compositeur et pédagogue hongrois Zoltán Kodály fréquentait Debussy et en retour, avec un autre musicien hongrois, Béla Bartók, ils ont été attirés tous deux par les harmonies nouvelles de Debussy : “Chez Bartók, c’est particulièrement sensible dans ses œuvres composées jusque dans les années 10. A partir du ballet Le Prince de bois, terminé en 1917, son écriture évolue et se tourne vers des coloris plus secs, nettement influencés par le folklore populaire, avec une âpreté qui l’éloigne de Debussy. C’est drôle, parce que la personnalité de Bartók est tellement différente de celle de Debussy ou celle de Maurice Ravel… Il était si réservé, si timide et d’un tel sérieux qu’il n’avait probablement aucun sens de l’humour. Bien sûr, je ne l’ai pas connu, mais je ne peux pas imaginer Bartók souriant ! Je l’entends dans sa musique, qui peut être parfois très joyeuse, mais sans humour. Regardez, au moment des persécutions nazies, il était totalement désemparé : “Dois-je rester en Hongrie ? Dois-je fuir en Amérique ?” Finalement, il s’est exilé aux Etats-Unis et là, il est devenu triste, taciturne. Bien sûr, sa situation n’était pas facile, il ne comprenait pas la langue et a dû s’astreindre à une discipline de fer pour résister à la pression environnante ; et à ce drame personnel s’ajoutait le fait qu’il communiquait difficilement par la parole.”

La richesse du folklore d’Europe centrale est telle ­ “C’est une véritable mine d’or” ­ qu’Iván Fischer n’a que l’embarras du choix lorsqu’il dirige une partition classique inspirée par la tradition, qu’elle soit d’origine hongroise, roumaine, tchèque, polonaise ou slovaque : “Pour moi, la question essentielle dans un tel répertoire est celle du rubato, pouvoir accélérer ou ralentir certaines notes de la mélodie, tout en conservant le rythme indiqué. Il faut pouvoir conserver cette liberté.” Cette approche originale et cette liberté dans sa direction d’orchestre sont totalement convaincantes dans des œuvres inscrites récemment au répertoire de l’Orchestre du Festival de Budapest : Le Mandarin merveilleuxLe Prince de bois et le Divertimento de Bartók, et la Faust symphonie de Liszt. Dans Le Prince de bois, dont il est le seul chef à jouer la version intégrale du ballet, estimant que la partition est d’une qualité exceptionnelle dans sa totalité, Fischer n’a pas son pareil pour restituer à l’orchestre le sentiment de la nature et l’immensité de cette forêt, sa puissance imposante et ses dimensions surnaturelles ­ la forêt respire au rythme du vent, investie de forces étranges. Ce sens du fantastique, restitué avec exaltation par le chef d’orchestre, est parcouru sans cesse, comme pour Le Mandarin merveilleux, de danses bigarrées qui s’ébrouent, goguenardes ou suaves. Bartók savait si bien transcender en musique le sentiment de la nature que dans l’une de ses dernières lettres, “il demandait à l’un de ses amis, qui vivait dans une région des Etats-Unis éloignée de la sienne, s’il voulait bien transcrire musicalement à son intention le bruit des ailes du colibri et en calculer mathématiquement la fréquence et le nombre de battements… C’était son côté enfantin, à la fois d’une précision absolue et d’une fantaisie incroyable, pour restituer de façon réaliste et quasi analytique la nature. Dans le mouvement lent de son 3ème concerto pour piano, j’entends distinctement le bruit de la forêt et le vent qui frôle imperceptiblement les feuilles des arbres. De même, dans sa Cantate profane Les Cerfs enchantés, la parabole de ces cerfs qui préfèrent boire l’eau claire des forêts plutôt que revenir à leur nature humaine originelle symbolise l’esprit d’absolu de Bartók, qui a toujours préféré la nature à la société, les bois à la ville.”

Heureusement pour nous, Iván Fischer n’est pas aussi farouche que son illustre compatriote. Il a appris à sortir de la forêt, il aime communiquer, s’adresse volontiers aux autres et par-dessus tout renouvelle avec un réalisme et une crudité salutaires et magnifiques l’interprétation de plus d’une œuvre d’Europe centrale.